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Sa mère déblatérait toujours avec ce même entrain surjoué. Mais Cassie n’entendait plus que des bribes décousues :
… bâtiment originel, antérieur à la guerre d’Indépendance… partie de style géorgien, rajoutée après la guerre d’Indépendance...
Et ça continuait encore et encore : un vrai moulin à paroles. « De l’air ! de l’air ! » Elle étouffait. Cassie agrippa la poignée et poussa la portière. La maison lui apparut alors pour la première fois dans son entier. L’horreur ! Plus elle en voyait, pire c’était.
Sa mère racontait, à présent, des histoires d’imposte au-dessus de la porte d’entrée. Son débit s’était accéléré et elle commençait à s’essouffler :
— … rectangulaire, contrairement à celles qui apparurent plus tard...
— J’LA DÉTESTE !
Sa voix, stridente incroyablement stridente –, fit voler la quiétude vespérale en éclats. Elle se fichait bien de l’imposte, rectangulaire ou pas c’était quoi, une imposte, d’abord ?
— J’LA DÉTESTE ! hurla-t-elle avec une fureur redoublée.
Derrière elle, un silence pesant lui répondit. Mais Cassie ne se retourna même pas. Elle regardait la maison, avec ses rangées de fenêtres sales et son toit affaissé, cette monstrueuse masse grise, ce concentré de laideur… Elle tremblait de partout.
— C’est le truc le plus horrible que j’aie jamais vu et je la dé-teste. Je veux rentrer à la maison. JE VEUX RENTRER À LA MAISON !
Quand elle se retourna enfin, en découvrant le visage livide de sa mère et cette infinie tristesse dans ses prunelles, Cassie éclata en sanglots.
— Oh, Cassie !
Mme Blake lui tendit la main par-dessus la capote de la voiture.
— Cassie, mon cœur...
Sa mère avait les larmes aux yeux, elle aussi, et, lorsqu’elle la vit se tourner vers la maison, Cassie fut saisie par son expression : une expression de haine et de peur aussi vives que celles qu’elle ressentait elle-même.
— Cassie, ma chérie, écoute-moi, murmura-t-elle. Si tu ne veux vraiment pas rest...
Elle s’interrompit brusquement. Malgré ses pleurs, Cassie avait entendu, elle aussi. Ce bruit derrière elle. Quand elle fit volte-face, la porte de la maison était ouverte. Une vieille femme aux cheveux gris se tenait sur le seuil, appuyée sur une canne.
Cassie se retourna.
— Maman ?
C’était presque une supplique. Mais sa mère ne l’écoutait pas. Elle rivait, sur la porte d’entrée, un regard d’une étrange fixité. Lentement, Cassie vit alors une morne résignation se peindre sur ses traits tirés. Quand enfin elle lui répondit, sa voix avait recouvré ce même ton horripilant d’entrain forcé.
— C’est ta grand-mère, ma chérie, lui annonça-t-elle. Viens, il ne faut pas la faire attendre.
— Maman...
Il y avait de l’angoisse dans ce murmure implorant. Mais les yeux de sa mère étaient devenus presque vitreux, son regard complètement inexpressif.
— Viens, Cassie, répéta-t-elle.
Cassie fut prise d’une folle envie de se jeter dans la voiture et de s’y barricader jusqu’à ce que quelqu’un vienne la sauver. Mais ce même épuisement, qui semblait accabler sa mère, sembla soudain tomber sur elle comme une chape de plomb. Elles étaient là, maintenant. On ne pouvait plus rien y changer. Elle ferma la portière et, sans mot dire, suivit sa mère en direction de la maison.
La femme debout sur le pas de la porte était sans âge : un fossile. On aurait pu facilement la prendre pour son arrière-grand-mère au moins. Elle essaya de trouver quelque ressemblance avec sa mère et n’en trouva aucune.
— Cassie, voici ta grand-mère Howard.
Elle parvint à marmonner quelque chose. La vieille femme à la canne s’avança pour la dévisager de ses petits yeux caves. Au même moment, une idée saugrenue lui traversa l’esprit : Et puis, elle sentit des bras l’enlacer, avec une surprenante fermeté. Elle répondit machinalement à cette étreinte.
Sa grand-mère recula alors pour la regarder.
— Cassie ! Enfin ! Après toutes ces années.
À son grand désespoir, la vieillarde continua à la dévisager avec ce qui lui sembla un mélange d’inquiétude, d’anxiété et d’espoir.
— Enfin ! murmura-t-elle encore, comme pour elle même.
— Contente de vous voir, mère, dit alors posément Mme Blake, d’une voix parfaitement neutre, avec une formalité toute protocolaire.
Les petits yeux perçants se détournèrent.
— Alexandra ! Oh ! ma chérie, ça fait tellement longtemps ! Trop longtemps.
Les deux femmes s’embrassèrent. Mais il y avait de la tension dans l’air...
— Oh ! mais on reste plantées là, dehors ! Entrez, entrez, s’empressa sa grand-mère, en s’essuyant vivement les yeux. J’ai bien peur que cette vieille baraque ne soit un peu décrépite. Mais je vous ai réservé les meilleures chambres. On va d’abord montrer la sienne à Cassie.
Dans la pénombre rougeâtre du crépuscule, Cassie eut l’impression de pénétrer dans une caverne. Effectivement, tout semblait en bien piteux état, là-dedans, de la tapisserie usée des chaises capitonnées au tapis d’Orient élimé recouvrant le plancher.
Elles montèrent une volée de marches à une vitesse d’escargot, sa grand-mère se tenant à la rampe pour gravir l’escalier –, puis parcoururent un long couloir. Les lames de pin grinçaient sous ses Reebok et les lampes papillotaient de manière inquiétante quand elles passaient devant. « Il ne manque plus que le candélabre », songea Cassie, qui s’attendait à voir surgir, d’une minute à l’autre, la famille Addams au grand complet.
— Ha ! ces maudites lampes ! Encore l’œuvre de ton grand-père, soupira son aïeule. Il voulait toujours tout faire tout seul, même l’électricité. Ah ! voici ta chambre, Cassie. J’espère que tu aimes le rose.
En voyant la porte s’ouvrir, Cassie sentit ses yeux s’écarquiller. On aurait dit une reconstitution dans un musée. Au fond, trônait un lit à baldaquin, avec de lourds drapés qui tombaient des colonnes à la tête et au pied, et un ciel de lit empesé, le tout confectionné dans ce même épais tissu vieux rose à fleurs. Contre les murs étaient rangées des chaises capitonnées à hauts dossiers sculptés, recouvertes de soie damassée assortie. Sur la cheminée monumentale étaient posés un chandelier en étain et une pendule de porcelaine. Sans parler de tous ces meubles imposants, si bien astiqués qu’ils rutilaient, luisant d’un éclat presque sanglant… L’ensemble était d’une beauté impressionnante, mais tellement pompeux...
— Tu pourras ranger tes habits là-dedans. Cette commode est en acajou massif, commentait sa grand-mère. Cette forme était appelée « bombé », un style typique du Massachusetts où elle a d’ailleurs était faite la seule région de toutes les colonies qui en fabriquait.
« Les "colonies" ! » s’alarma Cassie, le regard rivé aux crosses de bois sculpté qui ornaient le dessus de la commode en question.
— Et voici ta coiffeuse et ton armoire… As-tu jeté un coup d’œil par la fenêtre ? J’ai pensé que tu aimerais avoir une chambre d’angle pour profiter de la vue vers le sud et de la vue vers l’est.
Cassie s’exécuta. De l’une des fenêtres, elle pouvait apercevoir la route. L’autre s’ouvrait sur l’océan qui, pour l’instant, était d’un gris plombé, sous un ciel qui s’assombrissait de minute en minute, s’accordant parfaitement à son humeur dont il était l’exact reflet.
— Je te laisse t’installer, acheva la vieille femme. Alexandra, je t’ai donné la chambre verte à l’autre bout du couloir...
Sa mère lui étreignit fugitivement, presque timidement, l’épaule et Cassie se retrouva seule. Seule avec tous ces imposants meubles aux reflets sanglants, avec cette cheminée sans feu et ces lourdes draperies empesées. Elle s’assit du bout des fesses sur une des chaises elle avait peur de s’asseoir sur le lit.
Elle revoyait sa chambre, chez elle, en Californie, avec ses meubles en mélaminé blanc, ses posters de Twilight et sa nouvelle chaîne MP3 qu’elle s’était payée avec son argent de baby-sitting. Elle avait peint ses étagères en bleu ciel pour mettre en valeur sa collection de licornes. Elle en collectionnait de toutes sortes : en peluche, en verre filé, en céramique, en étain, en bois… Clover avait même dit un jour qu’elle avait tout d’une licorne elle-même avec ses yeux bleus, sa timidité craintive et sa singularité. Elle était si différente des autres. Mais tout ça paraissait bien loin, à présent. Dans une autre vie presque...
Elle ignorait combien de temps elle était restée assise là, mais, à un moment, elle s’était retrouvée avec la calcédoine dans la main. Elle avait dû la sortir de sa poche… Et, maintenant, elle la serrait de toutes ses forces.
« Si jamais tu as des ennuis, si tu es en danger »… Une terrible sensation de manque l’étreignit subitement. Immédiatement chassée par une bouffée de rage. « Ne sois pas idiote ! se tança-t-elle. Tu n’es pas en danger. Et ce n’est pas un malheureux bout de caillou qui va t’aider. » Elle fut même tentée de le jeter. Finalement, elle le frotta juste contre sa joue, savourant la douce fraîcheur des cristaux dur sa peau. Ça lui rappelait comment il l’avait touchée à peine un effleurement et comment ce simple contact l’avait transpercée jusqu’à l’âme. Consciente de son audace, elle se caressa les lèvres avec le cristal et sentit soudain comme une palpitation à tous les endroits qu’il avait frôlés : sa main qu’il avait tenue elle pouvait encore sentir ses doigts dans sa paume ; son poignet elle sentait encore le frôlement du bout de ses doigts à cet endroit. Elle en avait la chair de poule et quand il l’avait embrassée… Elle ferma les yeux et retint son souffle en repensant à ce baiser. Qu’est-ce que ça aurait été si ses lèvres s’étaient posées là où le cristal la touchait, là, maintenant ? Elle rejeta la tête en arrière, laissant courir la pierre froide de ses lèvres à sa gorge, jusqu’à ce creux où le sang palpitait. Elle sentait presque son baiser. Il l’embrassait là où aucun autre garçon ne l’avait touchée. Elle imaginait que c’étaient vraiment ses lèvres posées là. « Je te laisserais faire, songea-t-elle. Même si personne d’autre n’aurait le droit… Toi, je te ferais confiance...
» Il t’a pourtant abandonnée », se souvint-elle soudain avec une crampe à l’estomac. Le choc. Il l’avait abandonnée et il était parti, exactement comme le seul autre homme qui avait compté dans sa vie.
Cassie pensait rarement à son père. Elle se le permettait rarement, plutôt. Il était parti, alors qu’elle était encore toute petite. Il les avait quittées, sa mère et elle. Il les avait laissées se débrouiller toutes seules. Sa mère disait aux gens qu’il était décédé, mais à elle, elle avait avoué la vérité : il était tout simplement parti. Il était peut-être mort, à l’heure qu’il était, ou peut-être était-il avec quelqu’un d’autre, une autre famille, une autre fille. Ni elle, ni sa mère ne le sauraient jamais. Et même si sa mère ne parlait de lui que si quelqu’un l’interrogeait, Cassie savait qu’il lui avait brisé le cœur.
« Les hommes partent toujours, se dit-elle, la gorge serrée. Ils m’ont tous les deux laissée tomber. Et maintenant je suis toute seule… Si seulement j’avais quelqu’un à qui parler… une sœur, quelqu’un… »
Les yeux toujours clos, elle laissa retomber sa main avec le cristal sur ses genoux. Toutes ces émotions l’avaient tellement épuisée qu’elle n’avait même pas le courage d’aller jusqu’au lit pour se coucher. Elle resta tout bonnement là, laissant ses pensées dériver, dans la pénombre croissante, jusqu’à ce que sa respiration se fasse plus profonde et qu’elle finisse par s’endormir.
Cette nuit-là, Cassie fit un rêve mais peut-être que ce n’était pas un rêve ? Elle rêvait que sa grand-mère et sa mère entraient dans la pièce sans bruit, si discrètement qu’elles semblaient glisser sur le plancher. Dans son rêve, elle percevait bien leur présence, mais elle était incapable de bouger. Elles la soulevaient alors de sa chaise et la déshabillaient pour la mettre au lit. Puis elles restaient à son chevet à la regarder. Les yeux de sa mère étaient bizarres, si noirs, de véritables puits sans fond.
— La petite Cassie, soupirait sa grand-mère. Enfin ! Mais quel dommage que...
— Chut ! l’interrompait vivement sa mère. Tu vas la réveiller.
Sa grand-mère soupirait de plus belle :
— Mais tu vois bien que c’est le seul moyen...
— Oui, concédait sa mère, d’une voix blanche, avec résignation. Je vois qu’on ne peut pas échapper à son destin. Je n’aurais pas dû essayer.
« C’est bien ce que je pensais, se disait Cassie, tandis que, déjà, le rêve se dissipait. On ne peut pas échapper à son destin. » Elle pouvait vaguement voir sa mère et sa grand-mère se diriger vers la porte en chuchotant. Elle ne réussissait pas à discerner les mots. Pourtant, à un moment, un sifflement reptilien lui vint à l’oreille :
— … sacrifissss...
Elle n’aurait pas su dire qui des deux femmes avait chuchoté ce mot, mais l’écho s’en répétait encore et encore dans sa tête. Alors même que les ténèbres l’enveloppaient, elle l’entendait résonner… Sacrifissss… sacrifissss… sacrifissss...
Elle était allongée dans le lit à baldaquin et le soleil, qui entrait par la fenêtre orientée à l’est, inondait sa chambre. La pièce en était complètement transformée. On aurait dit un pétale de rose offert à la lumière. Une impression de chaleur et de quelque chose d’éclatant. Dehors, un oiseau chantait.
Cassie se redressa. Elle se rappelait vaguement un rêve, mais son souvenir était flou et décousu. Elle avait le nez bouché sans doute d’avoir trop pleuré et elle avait un peu la tête qui tournait, mais pas trop. Elle se sentait comme quand on a été très malade ou très déprimée et qu’on se réveille après une longue et paisible nuit de sommeil : avec une impression de flottement et de calme. Le calme après la tempête.
Elle s’habilla. Juste au moment où elle allait quitter la pièce, elle aperçut la calcédoine porte-bonheur par terre et la glissa dans sa poche.
Personne ne semblait encore éveillé. Même de jour, simplement éclairé par les fenêtres, qui se faisaient face à chaque extrémité, comme il l’était, le long corridor était sombre et froid. Cassie se prit à frissonner en le parcourant et les ampoules des lampes papillotèrent comme par solidarité.
Il faisait un peu plus clair, à l’étage inférieur. Mais il y avait tellement de pièces que, quand elle essaya de jouer les explorateurs, elle ne tarda pas à se perdre dans leur dédale. Elle finit par se retrouver dans le hall d’entrée et décida de sortir.
Elle ne se demanda pas pourquoi. Elle supposait que c’était juste pour voir ce qu’il y avait alentour. Ses pas la menèrent le long de l’étroite route de campagne. Elle passait devant chaque maison, l’une après l’autre. Il était si tôt que personne n’était encore dehors. Au bout du compte, elle arriva à la jolie maison ocre jaune avec des tourelles.
Au sommet de l’une d’entre elles, une fenêtre étincelait.
Cassie l’examinait pour savoir pourquoi, quand elle surprit un mouvement à la fenêtre du rez-de-chaussée, juste en face d’elle. La vitre donnait sur une bibliothèque ou un bureau et, à l’intérieur, il y avait une fille. Elle était grande et mince et ses cheveux, incroyablement longs, ruisselaient de part et d’autre de son visage penché sur quelque chose posé sur le bureau placé devant la fenêtre. Cette chevelure ! Cassie ne parvenait pas à en détacher les yeux. C’était comme si on avait tissé un clair de lune et un rayon de soleil. Et c’était naturel pas de racines foncées. Elle n’avait jamais rien vu d’aussi beau.
Et elles étaient si proches : elle, juste à côté du rebord de la fenêtre, et la fille debout juste devant la fenêtre, face à elle, mais les yeux baissés. Fascinée, Cassie observait ce qu’elle faisait. Les mains de la fille bougeaient avec une telle grâce. Elle broyait quelque chose dans un mortier avec un pilon. Des épices ? En tout cas, les mouvements de la fille étaient rapides et précis et ses mains fines et élégantes.
Et Cassie eut soudain un étrange pressentiment… Si seulement la fille voulait bien lever les yeux… Si seulement elle regardait par la fenêtre… Alors… alors, il se passerait quelque chose. Elle ne savait pas quoi, mais elle en avait la chair de poule. Elle éprouvait une telle sensation de lien, de… de parenté presque. Si seulement la fille pouvait lever les yeux...
« Crie. Jette un caillou dans sa fenêtre. » Elle en était déjà à chercher un caillou par terre quand un autre mouvement lui fit relever la tête. La fille aux cheveux de lumière se retournait, comme si elle répondait à un appel. Cassie aperçut brièvement un visage, ravissant, plein de fraîcheur : une véritable apparition. Et puis, d’un geste vif, la fille fit volteface et s’en alla, ses cheveux flottant derrière elle comme un voile de soie. Cassie recommença à respirer.
« Tu aurais eu l’air malin, se raisonnait-elle, en revenant sur ses pas. Excellente façon de faire la connaissance de ses voisins que de jeter des pierres dans leurs carreaux ! » Mais le sentiment de cruelle déception persistait. Elle avait l’impression d’avoir raté une occasion unique. Jamais elle ne trouverait le courage de se présenter devant cette fille, jamais. Une fille aussi belle devait avoir des tas d’amis : elle n’avait pas besoin d’elle. Sans doute évoluait-elle dans une sphère qui lui serait à jamais inaccessible, à des années-lumière de son propre univers. Une autre planète.
La maison de sa grand-mère, avec sa grosse masse carrée, lui parut encore plus laide, comparée à l’éclatante demeure victorienne. Totalement déprimée, Cassie s’éloigna vers la falaise pour aller regarder la mer.
Bleu. D’une couleur si intense qu’elle ne savait même pas comment la décrire. Elle observa une vague envelopper un rocher et éprouva soudain une étrange excitation. Le vent rejetait ses cheveux en arrière et elle voyait le soleil ricocher sur les vagues. Elle se sentait… en harmonie. De nouveau, ce sentiment de… d’appartenance, de parenté. Comme si quelque chose éveillait en elle un écho, dans ses veines, au plus profond de son être. Qu’est-ce qu’il pouvait bien y avoir dans cet endroit, avec cette fille… ? Elle était sur le point de le saisir...
— Cassie !
Surprise, elle se retourna d’un bloc. Sa grand-mère l’appelait, sur le seuil de l’ancien bâtiment.
— Ça va ? Pour l’amour du ciel ! écarte-toi de la falaise !
Cassie regarda en bas et fut immédiatement prise de vertige. Elle avait pratiquement les orteils dans le vide.
— Je ne m’étais pas rendu compte que j’étais si près, dit-elle, en reculant brusquement.
Sa grand-mère la dévisagea en silence et hocha la tête.
— Bon, eh bien, rentre maintenant. Je vais te préparer ton petit déjeuner. Est-ce que tu aimes les pancakes ?
Un peu intimidée, Cassie acquiesça. Elle gardait bien le vague souvenir d’un rêve qui la mettait mal à l’aise, mais, à part ça, elle se sentait nettement mieux que la veille. Elle suivit sa grand-mère et franchit la porte, bien plus épaisse et plus massive qu’une porte ordinaire.
— C’est la porte d’entrée de la maison d’origine, lui expliqua sa grand-mère.
« Elle ne paraît pas avoir beaucoup de mal à se déplacer, aujourd’hui », remarqua Cassie.
— C’est drôle qu’elle donne directement dans la cuisine, hein ? Mais c’était comme ça qu’on faisait, en ce temps-là. Assieds-toi donc, pendant que je te fais tes pancakes.
Mais Cassie restait plantée au milieu de la pièce, stupéfaite. Elle n’avait jamais vu une telle cuisine. Il y avait bien une gazinière pas la peine de parler d’induction et un réfrigérateur sans congélateur ni distributeur de glaçons, on s’en doute et même un micro-ondes au fond d’une étagère, mais le reste… le reste semblait tout droit sorti d’un décor de cinéma. Une énorme cheminée trônait dans la pièce. Elle était aussi grande qu’un dressing et, bien qu’il n’y ait pas de feu dedans, vu la couche de cendres dans l’âtre, il était clair qu’elle était encore utilisée. À l’intérieur, il y avait Une marmite suspendue à une crémaillère tombant d’une barre transversale en fer. Devant le foyer des plantes et des fleurs séchées étaient répandues. Un agréable parfum s’en dégageait.
Quant à la femme qui se tenait devant l’âtre...
Une grand-mère, c’était censé être rose et doux, non ? Avoir des genoux accueillants, des bras réconfortants et un compte en banque bien garni. Mais cette femme avait l’air toute bossue et, avec ses cheveux gris mal peignés et Cette grosse verrue sur le menton, Cassie s’attendait presque à la voir se pencher au-dessus de la marmite pour en remuer le contenu avec une grande cuillère en marmonnant « Abracadabra, abracadabra… ».
À peine avait-elle formé ces pensées que, déjà, elle s’en voulait. « Tu n’as pas honte ? C’est ta grand-mère ! se sermonna-t-elle. Ta seule famille, en dehors de ta mère. Ce n’est quand même pas sa faute si elle est vieille et laide. Alors ne reste pas piquée là. Assieds-toi bien gentiment et dis-lui quelque chose de gentil. »
— Oh merci ! s’exclama-t-elle, comme sa grand-mère plaçait devant elle une assiette de pancakes encore fumants. Euh ! hum ! est-ce que ce sont des fleurs séchées dans la cheminée ? hasarda-t-elle, en bredouillant. Ça sent bon.
— De la lavande et de l’hysope, lui répondit sa grand-mère. Quand tu auras fini de manger, je te montrerai mon jardin, si tu veux.
— Oh ! j’adorerais, s’enthousiasma sincèrement Cassie.
Mais, quand sa grand-mère l’entraîna dehors, après son petit déjeuner, le spectacle qu’elle découvrit se révéla fort différent de ce qu’elle avait imaginé. Oh ! il y avait effectivement des fleurs quelques-unes –, mais, en majeure partie, le « jardin » en question ressemblait davantage à un fouillis de mauvaises herbes et de broussailles. Des rangées et des rangées de mauvaises herbes et de broussailles qui poussaient n’importe comment et en toute liberté.
— Oh ! très joli, commenta Cassie. (Peut-être qu’elle était sénile, la pauvre vieille, après tout ?) Quelles plantes… inhabituelles !
Sa grand-mère lui lança un regard en coin, pétillant de malice.
— Ce sont des simples, lui expliqua-t-elle. Ça, c’est de la mélisse officinale. Sens.
Cassie prit la feuille en forme de cœur elle était toute fripée, comme une feuille de menthe, mais en plus grand et la renifla avec circonspection. Cette odeur de citron fraîchement pressé !
— Hé ! ça sent super bon, s’étonna-t-elle, conquise.
— On l’appelle aussi mélisse citronnelle. Et ça, c’est de la surette. Goûte.
Cassie prit la petite feuille avec précaution et en mordilla prudemment le bout. Ça avait un goût piquant et rafraîchissant tout à la fois.
— C’est bon… On dirait de l’oseille ! s’exclama-t-elle, en levant un regard incrédule vers sa grand-mère qui l’observait, un petit sourire aux lèvres. Et ça, c’est quoi ? demanda-t-elle, en mâchonnant de plus belle, l’index pointé sur un massif de fleurs qui ressemblaient à des boutons jaune vif.
— De la barbotine. Et celles qui ressemblent à des marguerites, c’est de la partenelle. Les feuilles de partenelle sont très bonnes en salade.
— Et celles-là ? s’enquit Cassie, de plus en plus intriguée.
Elle désignait du doigt de petites fleurs blanches qui l’entortillaient dans des buissons.
— Du chèvrefeuille. Je le garde pour son parfum. Les abeilles et les papillons en raffolent. Au printemps, c’est l’aéroport Kennedy ici !
Déjà, Cassie tendait la main pour couper une tige de petites fleurs odorantes, quand, brusquement, elle se figea.
— Est-ce que je pourrais… Eh bien, je pensais que je pourrais peut-être en prendre pour mettre dans ma chambre. Si ça ne vous dérange pas, je veux dire.
— Bonté divine ! mais prends-en autant que tu veux. C’est fait pour ça.
« Elle n’est pas si vieille et laide que ça, en définitive, songea Cassie, en coupant des tiges de petites fleurs blanches. Elle est juste… différente. Et "différent" ne signifie pas forcément "mauvais". »
— Merci… mamie, dit-elle, en regagnant la maison avec son aïeule.
Elle ouvrait déjà la bouche pour l’interroger sur la maison ocre jaune et sur ses habitants, quand la vieille femme prit quelque chose à côté du micro-ondes et se tourna vers elle.
— Tiens, Cassie. C’est arrivé au courrier pour toi hier. Elle lui tendait deux brochures à couvertures de papier recyclé. L’une rouge, l’autre blanche. Lycée de La Nouvelle-Salem. Guide des parents et de l’élève, était écrit sur l’un. Sur l’autre, on pouvait lire : Lycée de La Nouvelle-Salem. Programme de première. « Oh non ! songea Cassie. Le lycée ! » Nouveaux couloirs, nouveaux casiers, nouvelles classes, nouveaux visages. Une feuille de papier portant le titre EMPLOI DU TEMPS imprimé en gras avait été glissée entre les deux opuscules. En dessous, figuraient son nom et son adresse ou, du moins, une adresse inscrite dans la case concernée : 12 Crowhaven Road, La Nouvelle-Salem.
Sa grand-mère n’était peut-être pas si terrible qu’elle l’avait cru. Peut-être même que ce ne serait pas si épouvantable que ça de vivre dans cette maison. Mais le lycée ? Comment allait-elle bien pouvoir affronter les cours ici, à La Nouvelle Salem ?